Les grandes vagues de démocratisation au cours de l’histoire ont été marquées par un élargissement des droits. Un droit politique restreint à une poignée de personnes est alors progressivement élargi à l’ensemble de la population. Cet élargissement contribue de façon décisive à une dilution du pouvoir politique et à une plus grande capacité de contrôle des gouvernants par les gouvernés. Ce fût le cas des droits civiques, puis du droit de vote.
L’instauration de la démocratie directe est une nouvelle phase de l’élargissement des droits politiques : elle consiste à élargir le droit d’initiative et de veto sur les lois, détenu par une très petite minorité de personnes, à l’ensemble de la population.
L’initiative des lois consiste à avoir formellement le droit de soumettre une proposition de loi à examen. Dans les régimes parlementaires, seul le gouvernement et le parlement disposent de ce droit, soit quelques centaines de personnes dans une société qui en compte plusieurs millions. La démocratie directe élargit ce droit à l’ensemble de la population. Chaque citoyen peut être alors à l’origine d’une initiative, s’il arrive à réunir le soutien de suffisamment de concitoyens. Ce droit peut porter plusieurs noms selon les pays, « initiative populaire », « initiative citoyenne » ou « initiative directe ».
Le droit de veto des lois consiste à pouvoir examiner les propositions de loi, pour ensuite les accepter ou les rejeter. Dans les régimes parlementaires, seuls les parlementaires détiennent ce droit. Avec la démocratie directe, c’est l’ensemble de l’électorat qui en jouit, sous la forme d’un référendum sur les lois qui ont été proposées. Ce référendum peut être déclenché à travers une pétition – il est alors facultatif – ou peut se déclencher automatiquement lorsque la loi passe le filtre du parlement et devient donc obligatoire.
La première grande vague de demande de la démocratie directe a eu lieu entre 1880 et 1930. Dans de nombreux pays cette revendication a été canalisée dans des partis politiques puissants, tantôt socialistes, tantôt libéraux, tantôt chrétiens, ou déjà populistes. Dans plusieurs pays la démocratie directe a vu le jour et est restée depuis une institution centrale qui y influence l’équilibre des pouvoirs : la Suisse, plusieurs Etats des Etats-Unis, l’Uruguay ou le Liechtenstein. Dans d’autres pays, son développement a été balayé par les guerres et leurs conséquences, notamment en Lettonie ou en Allemagne. La Suède, une démocratie directe au niveau local a été troquée contre un élargissement du droit de vote. Malgré l’influence de Nicolas de Condorcet, qui avait contribué à l’introduire dans la constitution de l’an I, ainsi que la publication en français de l’influent manifeste de Moritz Rittinghausen en 1852, le monde francophone (en dehors de la Suisse Romande) est resté à l’écart de cette première vague.
Après la deuxième guerre mondiale, le conflit entre régimes parlementaires et régimes totalitaires a mis en sourdine cette revendication démocratique. Ce n’est pas un hasard si après la chute du communisme, au début des années 1990, la démocratie directe redevient un enjeu important. La majorité des systèmes politiques d’Amérique latine et d’Europe de l’Est ont alors introduit des procédures de démocratie directe dans leur Constitution, suivis par quelques Etats en Asie et en Afrique. Dans la quasi-totalité des pays du monde, la démocratie directe reçoit l’approbation de larges majorités de citoyens. Pourtant, cette deuxième vague de diffusion de la démocrate directe ne ressemble pas à la première. Là où les procédures instituées entre 1890 et 1910 ont très vite donné lieu à des changements politiques très importants – parmi lesquelles de grandes réformes institutionnelles, du droit du travail ou du système pénal – les institutions mises en place cent ans plus tard ont échoué à jouer un rôle important dans la politique nationale avec, peut-être, pour seule exception, Taiwan. Pourquoi la deuxième vague a été si inefficiente ?
La réponse est simple. La totalité des pays qui disposent de procédures de démocratie directe issus de la première vague, offrent à leur citoyens la possibilité de modifier leur constitution. Or, presque aucun des régimes qui a introduit ces procédures de démocratie directe après la seconde guerre mondiale ne permet leur utilisation au niveau constitutionnel. Les rares exceptions, comme les Philippines ou la Bolivie, mettent des seuils de signatures et de contraintes liées à leur récolte rédhibitoires.
Le contrôle direct de la constitution donne la prééminence aux décisions prises directement par les citoyens sur les décisions prises par leurs parlements. Cela n’empêche pas le parlement de faire l’essentiel du travail, mais il permet aux citoyens d’avoir un contrôle sur les règles du jeu, les grandes orientations du pays, ainsi que sur des ajustements législatifs qui contraignent le parlement à rester proche des opinions des gouvernés. Pour ces raisons, le contrôle direct de la constitution produit un régime à part où, contrairement aux régimes parlementaires, le parlement n’a plus le dernier mot. Ce régime produit des conséquences connues dans la littérature scientifique : un système juridique et administratif plus indépendant, une réduction de la dette publique, des institutions démocratiques plus inclusives, et des citoyens mieux informés et plus conscients de leurs droits. Ces effets vertueux sont absents lorsque les procédures de démocratie directe portent uniquement sur la législation ordinaire et la constitution reste contrôlée par le parlement. Le régime reste alors parlementaire.
Cette distinction caractérise les revendications portées en France ces trois dernières années autour du « référendum d’initiative citoyenne constituant ». Les choses peuvent changer aujourd’hui, et cela passe par une meilleure diffusion en français de ce que l’on sait aujourd’hui du fonctionnement de la démocratie directe.