La démocratie peut-elle y survivre ?
Cette question peut sembler cynique. Une grande partie du monde a appris à assimiler les élections à la démocratie et à considérer le vote comme un sacrement civique.
"Le vote est une confiance plus délicate que toute autre", écrivait le poète José Martí, martyr de l'indépendance cubaine au XIXe siècle, "car il engage non seulement les intérêts de l'électeur, mais aussi sa vie, son honneur et son avenir".
Au XXIe siècle, ces idées romantiques de la démocratie sont en voie de disparition. Les derniers rapports mondiaux font état d'un recul de la démocratie dans toutes les régions du monde. Pendant six années consécutives, davantage de pays ont connu un recul net des processus démocratiques qu'une nette amélioration. Les sondages révèlent une désillusion généralisée à l'égard de la démocratie chez les jeunes de la planète.
Dans ce contexte, les élections servent rarement à renouveler la foi dans la démocratie. Elles produisent trop peu de changements positifs, inspirant ainsi la frustration. Elles peuvent être utilisées par des dirigeant.es autoritaires pour consolider leur pouvoir. Et elles peuvent être si durement contestées qu'elles divisent les sociétés ou inspirent la violence.
Les élections peuvent également rendre les démocraties vulnérables aux attaques extérieures. C'est peut-être ce qui ressort le plus à Taïwan, où se tiendra, le 13 janvier, la deuxième des élections nationales prévues pour 2024.
Lors de ma visite à Taïwan en décembre dernier, Vincent Chao, un haut responsable du parti démocrate progressiste (DPP) au pouvoir, m'a déclaré que les élections elles-mêmes constituaient une forme de sécurité nationale face à la Chine, qui s'est engagée à reprendre le contrôle de l'île-nation par la force si nécessaire. "La démocratie est notre meilleure défense", a déclaré M. Chao. En d'autres termes, Taïwan doit être suffisamment démocratique pour mériter d'être protégée des attaques chinoises par les États-Unis et leurs alliés.
Mais la démocratie rend également Taïwan vulnérable. Le gouvernement chinois et ses mandataires exploitent la politique ouverte de l'île pour diffuser des informations erronées, acheminer de l'argent vers des politiciens et des institutions favorables, et susciter des doutes quant à la démocratie elle-même. Les opérations d'influence chinoises touchent tous les quartiers. De nombreux gardes d'arrondissement de Taïwan ainsi que des président.e.s de quartier élu.e.s ont reçu un soutien financier de la Chine, principalement sous la forme de voyages gratuits sur le continent.
Malgré cela, les élections taïwanaises sont plus libres et plus équitables que la plupart des autres. La première élection de 2024, au Bangladesh le 7 janvier, ne fera que consolider le pouvoir en place. Le principal parti d'opposition refuse de participer à l'élection, invoquant des menaces à l'encontre de ses membres. L'élection du 8 février au Pakistan ne fera probablement qu'aggraver le conflit impliquant l'homme politique le plus populaire du pays, l'ancien premier ministre Imran Khan. Ce dernier est emprisonné depuis l'année dernière, lorsqu'il a été démis de ses fonctions par ses opposants politiques et par l’armée. En Iran, les mollahs au pouvoir sont en train de disqualifier des milliers de candidats aux élections du 1er mars pour le parlement de 290 sièges.
Le 14 février, l'Indonésie accueillera les plus grandes élections au monde en une seule journée, avec plus de 250 000 candidat.e.s en lice pour 20 000 postes au sein des parlements nationaux, provinciaux et de district. Le président du pays, Joko Widodo, ayant effectué deux mandats, ne peut se représenter en 2024. Après avoir affaibli la démocratie locale et la commission nationale de lutte contre la corruption, ce dirigeant de plus en plus autocratique utilise le pouvoir de l'État pour soutenir son successeur, Prabowo Subianto, qui a commis de nombreuses violations des droits humains et soutient la guerre menée par Vladimir Poutine contre l'Ukraine.
En effet, c'est en Russie que l'abîme entre les élections et la démocratie pourrait être le plus clairement démontré en 2024.
Le 17 mars, des élections sont prévues en Russie et en Ukraine. Mais il est probable que seul le scrutin russe, peu libre et injuste, aura lieu, le dictateur Poutine étant apparemment assuré d'un cinquième mandat présidentiel. Les élections démocratiques en Ukraine, quant à elles, pourraient être reportées afin d'éviter que les électeurs et électrices ne soient tué.e.s par des missiles et des bombes russes sur le chemin des urnes.
Au printemps, des élections cruciales pourraient révéler si les forces d’oppositions peuvent inverser le déclin démocratique ou si elles vont l'accélérer. Le 10 avril, la Corée du Sud organise des élections législatives au cours desquelles l'opposition politique cherche à faire échec au président Yoon Suk Yeol, qui a réduit les droits des femmes et les libertés d'association et de la presse.
En mai, l'alliance de l'opposition sud-africaine peut prendre le pouvoir au parti qui dirige l'Afrique du Sud depuis la fin de l'apartheid, il y a 30 ans. Mais un changement de pouvoir comporte de nombreux risques. La coalition de l'opposition pourrait-elle améliorer la démocratie, mettre fin à la corruption, s'attaquer à certaines des pires inégalités du monde et sauver des services publics chancelants tels que l'électricité ou l'eau ?
Ou bien l'opposition elle-même gouvernera-t-elle de manière plus autoritaire ?
La montée de l'autoritarisme constitue également la toile de fond de la plus grande élection au monde, celle qui se déroulera en Inde pendant un mois en avril et en mai. Le Premier ministre Narendra Modi, un nationaliste hindou, est le grand favori et devrait être réélu pour un troisième mandat de cinq ans. Mais il est aussi peut-être la plus grande menace pour la démocratie en Inde. Son comportement de plus en plus autocratique consiste à limiter le pouvoir des régions, à punir les critiques et les journalistes, à exploiter le sectarisme anti-musulman.e.s et à mener une répression militaire et numérique au Cachemire.
La deuxième plus grande élection au monde aura lieu dans l'Union européenne, où quelque 400 millions d'électeurs de 27 pays éliront le Parlement européen entre le 6 et le 9 juin. Dans cette région, on craint de plus en plus que les partis d'extrême droite, hostiles à la démocratie et à l'immigration, ne réalisent d'importants progrès.
Dans de nombreux pays qui organisent des élections cette année, de graves questions se posent quant à l'administration du scrutin. Nulle part ailleurs ces questions ne se posent avec autant d'acuité qu'au Mexique, où le président sortant et son parti au pouvoir, Morena, ont dépouillé l'institut électoral national indépendant (INE) d'une grande partie du personnel local et des fonds nécessaires à l'organisation des scrutins. D'ancien.ne.s fonctionnaires de l'INE m'ont dit que l'élection du 2 juin, qui comprend des votes sur plus de 20 000 postes publics dans tout le pays, connaîtra certainement des défaillances opérationnelles qui soulèveront des questions quant à la légitimité du vote.
Le tableau électoral pour le second semestre est moins sûr, mais pas moins dangereux. L'élection présidentielle au Venezuela est déjà violente et peu glorieuse, même si sa date n'a pas encore été fixée. On ne sait pas non plus si le Royaume-Uni, le Canada ou Israël organiseront des élections en 2024 ; si c'est le cas, ces scrutins promettent d'être conflictuels au niveau national et suivis de près au niveau mondial.
À l'automne, deux grands pays où les élections précédentes ont été marquées par des attaques contre le siège du gouvernement se rendront aux urnes. Le Brésil organise deux tours d'élections municipales au niveau national en octobre, les premières depuis que les partisans du président Jair Bolsonaro ont cherché à renverser sa défaite de 2022.
En novembre, je rentrerai aux États-Unis. Notre élection pourrait être la plus périlleuse de 2024. L'ancien président Donald Trump continue de prétendre à tort avoir remporté l'élection de 2020 et se vante de son insurrection de 2021 visant à empêcher la certification de la victoire de Joe Biden. Néanmoins, il est en tête des sondages, utilise une rhétorique violente et sectaire, et s'engage publiquement à arrêter les journalistes, à poursuivre les opposant.e.s et à instaurer une "dictature" s'il retrouve la présidence la plus puissante du monde.
La perspective d'un dictateur à la tête de ce que l'on appelait autrefois le "monde libre" pourrait permettre de vérifier s'il existe encore un Dieu qui, comme l'aurait fait remarquer Otto von Bismarck, "protège les idiots, les ivrognes, les enfants et les États-Unis d'Amérique".
À la fin de l'année, les Terrien.ne.s qui auront prêté attention à tout cela auront peut-être l'impression d'avoir vécu une longue élection mondiale. Après avoir vu toute la laideur de la démocratie électorale, iels commenceront peut-être à se demander s'il n'y a pas une meilleure façon de faire.
Si c'est le cas, iels pourraient s'intéresser au mouvement mondial croissant visant à créer des assemblées dirigeantes composées de personnes ordinaires, choisies par tirage au sort, en lieu et place des organes d'élus.
Iels pourraient également commencer à repenser l'État-nation lui-même. La plupart des habitant.e.s de cette planète désapprouvent leurs représentant.e.s politiques, leurs institutions et leurs gouvernements nationaux. À notre époque, les États-nations semblent à la fois trop petits pour relever les défis planétaires tels que le changement climatique, les pandémies et les guerres, et trop grands et trop éloignés pour répondre aux besoins des communautés locales.
Si l'objectif de la démocratie est de résoudre nos problèmes, alors les élections nationales - les différents types d'élections prévues dans le calendrier de 2024 - pourraient sembler hors de propos. Et 2024 pourrait servir de point de départ à une recherche mondiale de nouveaux outils de prise de décision démocratique qui nous donnent plus de pouvoir pour gouverner nos communautés locales et notre monde.