Dans votre livre, vous évoquez la consolidation du pouvoir de l’exécutif et sa présence de plus en plus importante dans les médias au cours de la crise de Coronavirus. Le Parlement à l’inverse n’a pas joué un très grand rôle dans la prise de décision concernat la crise sanitaire. Dans quelle mesure le Parlement a-t-il renoncé d'exercer ses propres prérogatives, notamment celle de contrôle de l’exécutif ?
Après que les préparatifs législatifs et les réponses des gouvernements aient été négligées en Février et cela, malgré la mise en garde de l’Islande sur la source de l’infection au Tyrol, il est devenu nécessaire de réagir rapidement mi-mars. Le travail a été produit en l’espace d’un week-end. C’était donc des lois adoptées collectivement, il n’y a pas eu de réel contrôle. Ce qui est certes discutable même compte-tenu de l’état d’urgence, mais ce qui a réellement manqué, c’est la constitution immédiate d’un comité d’enquête pour accompagner la situation (dans le cas de l’Autriche : un sous-comité du comité pour la santé par exemple). Dans cette hypothèse, les parlementaires auraient pu réclamer des informations et de la documentation sur la législation qui était présentée. Cependant, les parties de l’opposition n’ont pas exigé le contrôle par un tel comité. Ils se sont joint à la «Team Austria » comme dernier maillon – comme l’avait appelé à le faire la majorité. Et ils ont été félicités par le gouvernement pour cette « coopération constructive ». De tels éloges devraient alarmer l’opposition.
De plus, lorsque le Parlement n’exerce pas de contrôle, des erreurs sont plus susceptibles d’avoir lieu, lesquelles doivent irrémédiablement être corrigées par le judiciaire. De même, il est essentiel que l’opposition aux mesures de gouvernement s’exerce d’abord au sein des institutions consacrées à cette fonction.
Vous vous concentrez sur les fondations d’une démocratie libérale, lesquelles incluent la nécessité d’alternatives à chaque projet de loi. Dans quelle mesure est-il essentiel dans une démocratie d’avoir au cours du processus législatif des contre-propositions ?
Comme mentionné ci-dessus, s’il n’est pas possible de proposer des alternatives au Parlement, l’opposition est plus susceptible de se manifester par des théories du complot et par les extrêmes. De plus, il faut savoir qu'il n’y a pas d’état d’urgence prévu par la constitution autrichienne. Le gouvernement comme le président fédéral ne peuvent décider seuls. Même en temps de crise, la constitution stipule qu'il faut de suivre le processus législatif normal. Celui-ci peut être accéléré, à condition d’obtenir l'accord de l’opposition. Et c’est là, la source du problème. Il faut réagir rapidement, mais il est aussi possible de contrôler la procédure, ce que la Parlement n'a pas fait. Ce n’est qu’un mois après en avril, que la rancœur est montée chez les parties de l’opposition et que leur attitude a changé.
Vous pointez aussi du doigt un autre enjeu dans Krisen-Demokratie, les lois négligées (schlampige Gesetze), qui peuvent entraîner diverses interprétations et erreurs judiciaires. Pourquoi L’Etat de droit ne peut-il pas se passer d’une technique juridique méticuleuse, légsitique (juristische Spitzfindigkeit) ?
Il faut retourner en arrière : le chancelier Sébastien Kurz a accusé ceux qui critiquent les dispositions législatives négligées, d’être « spitzfindig » (méticuleux de manière exagérée) et les a ridiculisé pour leur prudence. Je traduirais « spitzfindig » comme un professionnalisme poussé à l’extrême. Cela est essentiel pour l’Etat de droit. J’irais jusqu’à dire que c’est un prérequis à l’Etat de droit. Effectivement, être aussi méticuleux peut être agaçant vis-à-vis de ses collègues, car cela inclut des horaires plus longues, plus de conversations, plus de travail, mais c’est quelque chose de positif pour l’Etat de droit. Nous voulons tous des policiers, des fonctionnaires ou des juges qui respectent méticuleusement la loi. Il suffit de penser à ce que signifie l'inverse : la négligence, l’imprudence ? Dès lors, nous sommes à un pas de l’arbitraire. Et quand il s’agit de l’arbitraire politique vis-à-vis de la loi, on se rapproche du despotisme. En tant que citoyens nous devrions attendre et exiger des fonctionnaires d’être extrêmement méticuleux.
Dans l’ouvrage, vous décrivez la désinformation comme un des plus grands défis auquel la démocratie autrichienne a été confrontée pendant la période de confinement. Vous commentez sur la stratégie de communication du gouvernement. Le manque de transparence est devenu problématique, à tel point que la police a appliqué des fake laws. Quel rôle a alors joué la branche judiciaire de l’Etat vis-à-vis de la désinformation et des fake laws ?
En sciences politiques, il y a différents instruments pour évaluer la qualité d’une démocratie. Avec la crise de la Covid-19, nous avons observé beaucoup de régressions : les gouvernements ont violé des standards de démocratie avec des mesures d’urgence pour répondre à la pandémie, tel que des mesures qui ne respectent pas les standards des Nations-Unies « proportionné, nécessaire, non-discriminatoire ». Un des indicateurs est consacré aux campagnes de désinformation des gouvernements. En Autriche, le gouvernement a choisi de ne pas communiquer de manière claire sur ce qui relevait de simples recommandations, et sur ceux qui relevait d’une obligation juridique. Les ministres ont déclaré – et la police a ensuite réprimé – qu’il n’était pas permis de visiter des amis ou de s’attarder dans les lieux publics sans raison. Mais ce n’était en aucun cas des lois. Ils ont donc diffusé des « fake laws ». Ce n’est pas au gouvernement de répandre de mauvaises informations sur la situation légale actuelle. Ils doivent informer sur ce qui fait partie de la loi et ce qui n'en est pas, parce que l’Etat de droit nécessite aussi de la prévisibilité. En tant que citoyen, nous devons pouvoir déterminer en avance quel comportement sera puni et quel comportement reste dans le cadre légal.
En outre, le Fond d’intégration autrichien (ÖIF) a aussi « informé » des individus dans leur langue maternelle par message. Il y avait encore plus de désinformation dans ces messages que lors des conférences de presse. En tant qu’étranger, on pouvait avoir l’impression d'être plus limité qu'un autrichien. C’était véritablement de la désinformation discriminatoire.
En fin de compte, c’était au système judiciaire de pointer les fausses lois et les mauvaises informations – ainsi que de révoquer des amendes. Malgré cela, des milliers de personnes avaient déjà été sanctionnées à tort. C’est pourquoi l’opposition a exigé des excuses générales, mais celles-ci ne sont jamais arrivées.
Deux leçons sont consacrées aux droits et libertés fondamentaux, lesquels ont été limités par les mesures prises pour faire face à la propagation du virus. Dans quelle mesure le gouvernement a–t-il manqué à son devoir de respect et de protection des droits fondamentaux des citoyens?
Nous avons constaté des atteintes importantes à nos droits fondamentaux dans des Etats démocratiques comme autocratiques, par exemple concernant la liberté de religion (il n’était pas permis de se réunir pour prier), la liberté individuelle (les individus étaient confinés, obligés de rester chez eux). Ces droits fondamentaux incluent aussi des droits politiques, tels que la liberté d’association, le droit au rassemblement, c’est-à-dire le droit de manifester ; les élections étaient reportées… Il y a quelque chose qui est pour moi primordiale : la sévérité des mesures ne les rendent pas anti-démocratique en soi. Ce qui importe est la manière dont ces mesures sont mises en place et comment elles sont gérées. La constitution autrichienne (et bien d’autres) et la Convention européenne des droits de l’Homme n'empêchent pas d’importantes interférences dans nos droits fondamentaux à condition qu’elles soient « proportionnée nécessaire et non-discriminatoire ». En Autriche, le droit au rassmeblement par exemple n'a pas été ménagé. La police a initialement interdit toutes les manifestations, même celles qui avaient été organisées avec des mesures spéciales pour respecter les règles d’hygiène et maintenir les distances. Les fonctionnaires autrichiens ont mis en place une interdiction totale sur les manifestations. Ce n’était pas une mesure moindre par rapport ce que la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme tolère. Il suffit de comparer : la cour constitutionnelle fédérale d’Allemagne a déclaré lors d’une procédure d’urgence préliminaire qu’une interdiction générale sur le droit de rassemblement était inadmissible. Dès avril, les manifestants en Israël ont montré qu’il était possible de se réunir de manière « conforme au corona » en portant des masques et en maintenant les distances. Cela aurait été précisémment la mission de la police, en coopération avec les organisateurs, de garantir que les règles d’hygiène soient respectées.
Nous devons en tant que citoyen exiger nos droits. Nous devons insister pour que l’Etat apprenne de ses erreurs. Une stratégie pour remettre en cause l’interdiction des manifestations est d’amener le différend devant les tribunaux. Cela n'aide pas de manière immédiate, mais servira pour la prochaine crise. Les tribunaux sont des gardiens de notre démocratie et peuvent donc être utilisés comme instruments de défense de la démocratie. Les cours constitutionnelles et la Cour européenne des droits de l’Homme sont en fin de compte responsables de nos droits démocratiques les plus basiques.
Vous mettez en garde de la rhétorique de guerre employée par le gouvernement et les risques liés à la mise en œuvre de l’état d’urgence. Avez-vous observé déjà des signes que certaines mesures de l’état d’urgence supposées être temporaires sont en train d’être intégrées au système autrichien ?
La rhétorique de guerre est inappropriée, parce qu’elle avance que le virus est un ennemi qui agit délibérément, ce qui équivaut à justifier la stratégie secrète mise en place, pour empêcher que l'ennemi ait l’avantage ; mais aussi parce qu'elle décrit un ennemi devant lequel il faut se retirer en tant que nation. Nous ne sommes pas en guerre. Nous n’avons pas à cacher notre stratégie Les gouvernements peuvent exposer leur stratégie ouvertement et avec transparence, ils peuvent rendre le fondement de leur décision accessible en ligne, de manière détaillée, pour que nous puissions en prendre connaissance.
La plupart des mesures en Autriche sont limitées au 31 décembre. Cependant, la pandémie continuera au-delà de cette date, c’est pourquoi une prolongation des mesures est actuellement en préparation. Cependant, une limite temporelle n’empêche pas la prorogation des lois exceptionnelles (possiblement plus d’une). On a pu récemment observé cette technique, par exemple la France par rapport aux lois anti-terroriste : après les attentats de 2015, l’état d’urgence a été prolongé 6 fois ; quand l’assemblée nationale y a enfin mis fin, certaines lois exceptionnelles ont été intégrées à la législation et font maintenant partie intégrante du système légal français. Mon collègue Matthias Lemke le surnomme « état d’urgence 2.0 » - grâce au modèle de contrôle de plausibilité de l'insuffisance (c'est-à-dire l'affirmation que le cadre juridique existant n'est pas suffisant pour faire face à une telle crise et de même pour les coûts qui en découlent), l'exécutif se voit donc attribuer davantage de prérogatives sur le long terme. C'est pourquoi nous devons, en tant que citoyens, être particulièrement prudents.
Le rôle qui a été donné à la société civile pendant la première vague était moindre en Autriche, alors que d’autres pays sont parvenus à des solutions qui maintenaient la participation citoyenne, principalement par la digitalisation de la participation. Quelles sont les risques qui accompagnent une digitalisation de la démocratie directe, notamment concernant les inégalités sociales ?
Je me renseigne beaucoup sur les manières dont la démocratie peut aussi s’exercer à la maison, si on dotait les individus d’infrastructures connectées : voter de notre maison, débattre en ligne, participer à des manifestations en ligne ! Cependant, le cyberespace ne peut jamais véritablement remplacer l’espace public, il peut seulement le compléter, notamment sachant qu’il existe des inégalités de classe et d’éducation dans l’accès et l’utilisation des médias. La démocratie en ligne est sensible aux classes et à l’âge. Des études de sciences politiques ont montré que les individus avec un plus haut niveau d’éducation et de revenus, c’est-à-dire une partie privilégiée de la population du point de vue socio-économique, exerce non seulement leur droit de vote plus fréquemment, mais utilise aussi de plus en plus des outils d’influence politique tels que des outils internet. Alors que les plus pauvres, qui sont dans la pauvreté ou qui viennent de milieux défavorisées votent moins souvent, et utilisent encore moins d’autres instruments démocratiques. La recherche de plus de démocratie seulement au travers des moyens de digitalisation en temps de crise, en remplaçant les restrictions de droits politiques fondamentaux par des libertés en ligne, ignore la question social de la démocratie. La simple digitalisation de la démocratie sans mesures – telles que la mise en place d'une éducation politique dans les écoles en parallèle avec l’instruction de compétences digitales, ou l’accès gratuit à du matériel technologique de base, ainsi qu’un accès internet pour les ménages avec le revenu le plus bas - étend à peine le répertoire d’actions de ceux qui participaient déjà activement.
Vous dénoncez le manque de présence des moyens principaux d’opposition au début de la crise, comme les médias, l’opposition au Parlement… Vous mettez l’accent sur l’importance du pluralisme dans une démocratie, c’est-à-dire que pour chaque mesure, il doit y avoir des contre-propositions et des opinions divergentes qui soient sollicitées. Dans quelle mesure les médias ont-ils manqué à leur rôle de commentateurs et d'opposition par rapport aux mesures prises ?
La liberté de la presse et les rapports indépendants constituent des gardiens de la démocratie et sont en tant que tel des indicateurs de la qualité de la démocratie. Selon « Reporters without borders », la liberté de presse en Autriche s’est déjà détériorée en 2019 et continue dans cette direction en 2020. J’avais parfois l’impression que les médias étaient manipulés et qu’ils liassaient cela se produise. De nombreux journalistes sont devenus trop impliqués dans les narratives du gouvernement et ne les remettaient pas assez en cause. Pendant plusieurs semaines ils ont diffusé en direct toutes les conférences de presse mais n’ont pas posé les questions suivantes : Pourquoi aucune précaution n’a été prise suite aux mises en garde du 9 Janvier par le système d’alerte précoce et de réaction de l’Union européenne ? Comment en est-il venu au point où l’Autriche a réagi aussi tardivement malgré les alertes de l’UE et de l’OMS ? Pourquoi les alertes de l'Islande et du Danemark concernant Ischgl n'ont-elles pas été prises en compte ?
Nous avons un réel problème fondé sur le financement de la presse et les publicités dans les journaux en Autriche, parce que ceux-ci favorisent la presse à scandale. Par ailleurs, l’Autriche n’est toujours pas pourvue de loi moderne sur la transparence et la liberté d’informations et se situe à la dernière place du classement mondial du « droit à l’information ». Les crises deviennent trop rapidement l'heure de gloire des partisans de la ligne dure. C'est pourquoi la démocratie a besoin d'une presse libre et de la liberté d'information.
Le livre fait mention d’un quatrième pouvoir en essor dans la démocratie, la pouvoir consultatif. Que peut gagner l’Autriche en mettant en place plus de démocratie directe, quand il s’agit de gérer une crise, notamment avec les conseils citoyens (Bürgerrat) ?
Je milite depuis des années pour que les assemblées citoyennes viennent compléter et renforcer la démocratie. Il ne s’agit pas seulement de démocratie directe dans son sens strict, mais aussi de démocratie délibérative, participative, de l’égalité, s'agissant qui a son mot à dire, qui est écouté. La crise du Coronavirus a accentué les inégalités sociales. Il serait important d’établir des assemblées qui seraient composées de citoyens choisis au hasard, afin de discuter des conséquences de la crise sanitaire et de formuler des recommandations quant aux mesures à prendre. De tels conseils citoyens pourraient échanger sur comment en tant que société nous pouvons gérer les bouleversements de ces derniers mois, de manière socialement équitable. La crise a touché chaque personne différemment. Mais ceux qui sont généralement peu écoutés sont maintenant encore plus négligés. Je pense aux plus pauvres, à ceux qui ont une faible retraite, aux parents célibataires… Une assemblée citoyenne sur « comment gérer la crise ? » pourrait effectivement apporter de nouveaux points de vues aux hommes politiques et aux fonctionnaires.
Alors que les nombres de cas augmentent de nouveau, pensez-vous que le gouvernement gèrera la crise avec plus de transparence et de respect pour les droits fondamentaux ?
Ce n'est pas seulement moi, mais aussi la cour constitutionnelle autrichienne qui a de manière officielle spécifié ce qui n’était pas légal et ce qui aurait pu être mieux réalisé : dans un premier temps, les propositions de lois doivent être améliorées, sur le plan technique comme politique. Pour cela, le Parlement doit de nouveau participer à la politique et exercer sa fonction de contrôle. Si une deuxième vague est attendue en automne, alors les fondements juridiques doivent être posées maintenant. C’est aussi le moment de fixer des délais d'évaluation et d'établir des procédures d'évaluation continues. En outre, la politique doit prendre davantage en compte l’avis de la société civile en réalisant un contrôle approfondi des dispositions législatives. Nous devons aussi réfléchir aux régulations qui expirent le 31 décembre. Si nous n’avons pas un vaccin prochainement, nous ferons face à la pandémie aussi en 2021. Au lieu de prolonger des lois dans leur entièreté, il est envisageable de regarder lesquelles ne sont plus nécessaires, celles qui peuvent être améliorées et réaliser une évaluation correcte en impliquant les parties de l’opposition de même que la société civile. De plus, il faut donner des instructions à la police en vue de futures manifestations si le nombre d’infections raugmente. Un plan précis est nécessaire sur comment le droit de rassemblement peut être exercé même en temps de crise.